Dans son style provocateur, Alex Karp avait déjà déclaré la fin de la guerre. “Les États-Unis sont au tout début d’une révolution qui nous appartient: la révolution de l’intelligence artificielle. On devrait l’appeler la révolution américaine de l’IA”, avait-il lancé en décembre, au cours d’une conférence consacrée à la défense. Peu d’observateurs pouvaient alors imaginer que cette déclaration le rattraperait à peine deux mois plus tard, tant la domination des groupes américains était évidente, de la conception des modèles aux cartes graphiques dédiées, en passant par les plateformes de cloud. Sans compter l’accès à des capitaux beaucoup plus importants. S’il pensait surtout à la faible concurrence européenne, ne manquant pas de critiquer un excès de régulation, le dirigeant avait complètement négligé de potentielles avancées chinoises.
Restrictions d’exportation – Les prédictions d’Alex Karp se sont fracassées sur une nouvelle réalité: des acteurs chinois peuvent désormais rivaliser. C’est le cas de DeepSeek, mais aussi de ByteDance, la maison mère de TikTok, ou encore de la start-up Moonshot AI. Pas grand monde n’avait anticipé un tel scénario. Et pour cause: depuis l’automne 2022, la Chine est ciblée par de sévères restrictions d’exportation. Théoriquement, plus aucune entreprise du pays ne peut mettre la main sur les dernières cartes graphiques de Nvidia, considérées comme indispensables pour entraîner les modèles d’IA les plus performants. Ni utiliser les logiciels EDA qui auraient pu permettre de concevoir des GPU alternatifs. Et aucun fondeur ne peut acheter les machines de lithographie les plus sophistiquées d’ASML, qui auraient pu permettre de les graver.
Failles – Les progrès de DeepSeek et des autres démontrent les limites des sanctions américaines. Le laboratoire de recherche explique avoir utilisé des puces H800 de Nvidia, conçues spécifiquement pour échapper aux restrictions de Washington, Depuis, le gouvernement américain a bien réagi, en abaissant encore le seuil de puissance limite. Mais Nvidia a immédiatement répliqué, avec de nouveaux GPU, plus performants dans certains domaines, selon le cabinet spécialisé SemiAnalysis. D’autres failles existent, comme l’utilisation de sociétés écrans basées à l’étranger. Ou alors le recours autorisé à des plateformes de cloud, mêmes américaines. En outre, Huawei s’est joué des sanctions pour concevoir un accélérateur d’IA, que le fondeur SMIC est parvenu à graver en maximisant le potentiel des machines-outils qu’il possédait déjà.
L’échec d’un modèle – Surtout, les offensives de Washington ont poussé les groupes chinois à penser autrement. DeepSeek a ainsi réimaginé la méthode d’entraînement. Enfermé dans leur système de pensée, aucun spécialiste occidental n’y avait songé. Pourquoi ? Parce que le modèle de développement de l’IA a été poussé par Microsoft et Google, avance Steven Sinofsky, l’ancien patron de Windows. Et leur objectif était surtout de vendre de la puissance informatique dans le cloud. OpenAI, Anthropic et les autres n’ont ainsi cherché qu’à “optimiser certains éléments sans avoir une vision d’ensemble”, estime-t-il. Cet épisode est aussi un échec de l’oligopole qui s’est installé dans la tech américaine, comme prévenait Lina Khan, l’ex patronne de la FTC. Ces géants ne cherchent plus à innover, assurait-elle, mais seulement à maintenir leur position dominante.
Pour aller plus loin:
– Comment les États-Unis veulent transformer l’IA en arme géopolitique
– OpenAI anticipe cinq milliards de dollars de pertes