Par , publié le 5 juin 2025

C’est une simple virgule dans un document de 66 pages. Mais une virgule qui va faire perdre des milliards d’euros à Apple en Europe. À partir du 23 juin, la société de Cupertino ne pourra plus prélever de commissions sur les transactions externes réalisées depuis un iPhone ou un iPad. Autrement dit: tous les développeurs d’applications pourront rediriger leurs utilisateurs vers un site Internet pour réaliser un achat ou souscrire à un abonnement, sans avoir à reverser le moindre centime. Ce coup de tonnerre, qui fait suite à une décision défavorable aux États-Unis, est le résultat d’une bataille syntaxique de plusieurs mois avec la Commission européenne pour déterminer le sens exact d’un article du Digital Markets Act, qui vise à renforcer la concurrence dans le numérique. Fin avril, Apple a déjà été condamné à une amende de 500 millions d’euros.

Nouvelles commissions – Entré en vigueur l’an passé, le DMA acte l’interdiction de la pratique dite d’anti-steering, mise en place par Apple depuis le lancement de l’App Store. Celle-ci obligeait les développeurs à utiliser sa plateforme de paiement. Et à lui reverser 15% ou 30%. Sur le papier, le groupe y a renoncé, même si Bruxelles dénonce toujours des restrictions “techniques et commerciales”. Mais il n’a pas renoncé à sa rémunération, la fixant d’abord à 12% ou 27% sur les achats réalisés pendant sept jours après la redirection. Il a depuis annoncé un système assez complexe, avec des frais pouvant aller jusqu’à 25% sur les transactions au cours des douze mois suivant l’installation ou la mise à jour d’une application. Pour l’Europe, ces commissions ne vont pas seulement “au-delà de ce qui est strictement nécessaire”, comme indiqué il y a un an. Elles sont contraires au DMA.

Une virgule qui change tout ?

Interprétation – Les divergences d’interprétation entre Apple et Bruxelles portent sur l’article 5.4. Dans sa version anglaise, celui-ci explique que le contrôleur d’accès (le nom donné par la Commission aux sept géants du numérique qui sont soumis au DMA) “permet, gratuitement, aux entreprises utilisatrices de communiquer et de promouvoir leurs offres, y compris à des conditions différentes […], et de conclure des contrats avec ces utilisateurs finaux”. Cette interminable phrase laisse planer un doute: sur quels verbes s’applique le “gratuitement”. Apple estime qu’il ne concerne que “communiquer” et “promouvoir”, c’est-à-dire la possibilité d’insérer des liens de redirection dans une application. Mais pas “conclure des contrats”, c’est-à-dire réaliser un achat. Ainsi, la société juge qu’elle peut toujours prélever des commissions sur ces transactions externes.

Virgule – L’interprétation de l’exécutif européen est différente: la conclusion des contrats doit aussi être gratuite. Il s’appuie sur la présence d’une virgule avant la formule “et de conclure des contrats”. Cela signifie qu’il s’agit d’une “énumération et que le terme ‘gratuitement’ s’applique à l’ensemble des éléments énumérés par la suite”, indique-t-il dans la décision détaillée envoyée à Apple dans le cadre de l’amende de 500 millions d’euros, et qui a été rendue publique la semaine dernière. “Autrement dit, le prix que doivent payer les développeurs d’applications pour les achats externes est nul”, poursuit la Commission. Son argumentaire pourrait cependant être affaibli par des incohérences dans les traductions du texte en français et en allemand, qui sont “ambiguës”. Mais “d’autres versions linguistiques ne laissent aucune place à l’interprétation”.

“Acquisition initiale” – Pour compliquer encore davantage le dossier, Bruxelles reconnaît qu’Apple “peut être rémunéré pour l’acquisition initiale” d’un client par un développeur. Mais cette commission, dont le taux devra être défini par le groupe américain, ne doit s’appliquer que sur une “fenêtre limitée dans le temps” après la première installation d’une application. Et surtout, elle ne concerne que la toute première transaction, même si une personne efface puis réinstalle une application. “Un utilisateur ne peut être acquis initialement qu’une seule fois”, indique la décision européenne. Cette vision est contestée par Apple, qui assure que “la valeur de l’achat initial est un mauvais indicateur de la valeur apportée par l’App Store”, car elle ne représente qu’une “petite fraction de la valeur d’acquisition pour le développeur”.

Un manque à gagner en milliards d’euros

Appel non suspensif – Concrètement, cela signifie que l’entreprise va devoir modifier ses pratiques en Europe. Dès le 23 juin, elle n’aura le droit de récupérer une commission que sur la première transaction externe entre un utilisateur d’iPhone et un développeur d’application. Tous les autres achats ou renouvellements automatiques d’abonnement ne pourront plus subir de prélèvement. Apple va probablement faire appel de la décision de Bruxelles. Mais cette procédure n’est pas suspensive. Interrogée, la société n’a pas souhaité indiquer si elle allait se mettre en conformité. Depuis un an, elle a adopté une attitude très combative contre le DMA, avec la volonté de céder le moins de terrain. Mais elle s’expose à des astreintes pouvant aller jusqu’à 55 millions d’euros par jour. En avril, les responsables européens ont promis d’y recourir si nécessaire.

Fin des restrictions – Bruxelles ordonne aussi à Apple de lever toutes les restrictions sur les liens externes au sein des applications. Par exemple, le groupe limite les redirections à une seule adresse URL, nécessairement détenue par le développeur. Il impose aussi d’afficher un message “non neutre et objectif” pour indiquer aux utilisateurs qu’ils sont redirigés vers un site. Les conséquences financières pourraient être colossales, alors que les commissions affichent des marges proches de 100%. En l’absence de prélèvement sur les achats externes, la société redoute en effet que “la plupart des grands développeurs et potentiellement de nombreux développeurs moyens et petits” choisissent de ne plus utiliser son système de paiement, soulignait début mai la juge américaine chargée de l’affaire l’opposant à Epic Games, l’éditeur du jeu vidéo Fortnite.

“Contreparties” – Une estimation interne chiffre le manque à gagner “en centaines de millions voire en milliards de dollars” par an aux États-Unis. Certes, l’Europe est un marché moins lucratif, mais Bruxelles va imposer des changements bien plus importants que ceux retenus dans cette prévision. Apple va très probablement saisir la justice européenne, mais la procédure prendra des années. Le groupe à la pomme pourra mettre en avant son interprétation de l’article 5.4, s’appuyant aussi sur un autre paragraphe du DMA, qui utilise le terme “libre” au lieu de “gratuitement” (“free” au lieu de “free of charge” en anglais). Il assure par ailleurs que ses commissions ne sont pas des frais “pour la conclusion d’un contrat”. Mais des contreparties pour la “valeur significative des services fournis aux développeurs”, qui ne peuvent pas, elles, être limitées par le DMA.

Pour aller plus loin:
– Face à Epic, Apple concède une défaite judiciaire retentissante
– Apple lance sa bataille judiciaire contre le DMA européen


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