Sur le grand tableau blanc installé dans la cuisine commune, une multitude d’équations mathématiques, indéchiffrables pour le profane, a été griffonnée. Le décor est immédiatement planté. Dans ces bureaux sans grands artifices d’un espace de coworking parisien, bien loin des standards copiés de la Silicon Valley, ce n’est pas une start-up de plus qui rêve de révolutionner l’intelligence artificielle générative, mais un véritable laboratoire de recherche.
Bienvenue chez Kyutai, l’un des fleurons français de l’IA. Ici, une vingtaine de chercheurs et doctorants ne développent pas des services destinés à rivaliser avec ceux d’OpenAI, Google ou Mistral AI. Leur mission: concevoir des modèles de fondation pour faire progresser l’état de l’art, “sans être guidés par des intérêts commerciaux”, souligne Patrick Pérez, le directeur général. En deux ans d’existence, le laboratoire a déjà signé plusieurs avancées remarquées.
300 millions d’euros
Kyutai, dont le nom signifie sphère en japonais, est une sorte d’ovni. À mi-chemin entre la recherche académique et les équipes de R&D des géants du secteur, il trace une “nouvelle voie” dans un univers en plein bouleversement, où les enjeux économiques ont peu à peu pris le pas sur la recherche ouverte, pourtant à l’origine des grandes avancées de l’IA. Le laboratoire rend ainsi toutes ses technologies accessibles à la communauté scientifique comme aux entreprises.
L’acte de naissance de Kyutai a symboliquement été signé en novembre 2023, sur la scène d’une conférence sur l’IA organisée à Station F. Ce jour-là, Xavier Niel, le fondateur de Free, mène la présentation, entouré de Rodolphe Saadé, le patron de CMA CGM, et d’Eric Schmidt, l’ancien directeur général de Google. L’annonce marque les esprits: à eux trois, ils promettent d’investir environ 300 millions d’euros pour lancer un organisme de recherche à but non lucratif.
Une somme “confortable” qui doit permettre de financer les travaux de Kyutai pendant “plusieurs années”. Pourtant, ce budget semble presque dérisoire face aux dizaines de milliards qui affluent sans cesse vers les géants de l’IA, destinés à acheter toujours plus de puissance de calcul et à attirer les meilleurs chercheurs du secteur. “Une grande partie de ces fonds ne sert pas à la recherche, mais simplement à faire tourner les modèles”, nuance toutefois Patrick Pérez.
Une IA capable de couper la parole

L’ancien directeur du laboratoire d’IA de l’équipementier automobile Valeo assure ainsi être “très confortablement doté” en puissance de calcul. Surtout, insiste-t-il, “toute l’innovation ne vient pas d’équipes de 200 personnes”, prenant pour exemple les huit chercheurs de Google à l’origine du réseau de neurones Transformer, pilier de l’IA générative. Kyutai mise ainsi sur une équipe “agile” et capable de prendre des risques car “elle n’est pas liée à une roadmap produit”.
Patrick Pérez admet cependant qu’il est difficile d’attirer et de garder les meilleurs talents. “Mais c’est difficile pour tout le monde”, ajoute-t-il. Face aux salaires exponentiels offerts par les géants du secteur, Kyutai mise sur d’autres atouts: la possibilité de travailler sur des projets open source, à l’abri des pressions économiques, et celle de participer au champ académique, en publiant des articles scientifiques, une opportunité de plus en plus rare ailleurs.
Depuis son lancement, Kyutai s’est surtout illustré pour son modèle Moshi, une IA conversationnelle sans tour de parole imposé, c’est-à-dire capable de couper la parole à son interlocuteur. Autre projet marquant: Hibiki, un système de traduction simultanée du français vers l’anglais, qui préserve la voix du locuteur et peut tourner en local, directement sur un smartphone. Plus récemment, l’outil Unmute peut transformer instantanément n’importe quel modèle textuel en IA vocale.
Pérenniser Kyutai
Disponibles en open source, toutes ces technologies peuvent être réutilisées librement. Patrick Pérez reconnaît d’ailleurs ne pas vraiment savoir qui s’en est emparé, en raison de licences très permissives n’imposant pas de mentionner l’usage des modèles. Le patron du laboratoire ne s’en émeut guère. “La trajectoire de succès de Kyutai, c’est d’avoir partagé des résultats majeurs avec la communauté des chercheurs et des développeurs”, affirme-t-il.
Sa feuille de route contient cependant un autre objectif: assurer la pérennité de Kyutai, au-delà des quelque 300 millions d’euros déjà reçus. Cela passera par l’arrivée de nouveaux mécènes “dès que possible”, mais pas seulement. Patrick Pérez espère aussi récupérer “une partie de la valeur” créée par les technologies développées en interne, par exemple grâce à des partenariats commerciaux. “Notre vocation est de rester une entité à but non lucratif”, précise-t-il immédiatement.
Autre piste évoquée: l’essaimage. Autrement dit, le lancement d’entreprises indépendantes chargées de commercialiser des technologies issues des travaux de recherche – une pratique déjà bien rodée dans les grandes universités américaines. “Nous ne créons pas de produits, et nous n’en créerons pas, rappelle le patron de Kyutai. En revanche, ce que nous développons possède un fort potentiel pour devenir des produits”.
Pour aller plus loin:
– Mistral AI pulvérise les records de la French Tech
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